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Onzième jour : Bourei'mi-Maradi

Il est 7 h 12. Le soleil est blanc, derrière nous, comme une lune. Le mari de la Congolaise est français. Il travaille avec elle :

- Je l'ai colonisé. J'ai toujours vécu dans les hôtels. Mon père était chef cuisinier.

Son père n'était pas polygame; il avait des maîtresses : au Congo, on appelle ça : le le' bureau, le 2e bureau, le 3e bureau ou bien l'ambassade, le consulat, la représentation. Cela désigne le rang de préséance. Une Belge est montée avec nous. Elle dit:

- En Afrique, il me semble que les hommes exposent leurs maîtresses plus facilement.

Des carcasses de camions traînent sur les bas-côtés. La Congolaise dit :

- Au Nigeria, quand une voiture est accidentée, on n'y touche pas. On la laisse au bord de la route. II y a beaucoup d'accidents, on conduit sans permis.

- C'est le Sahel ici?

- Ça commence. Il va faire de plus en plus frais. L'harmattan souffle. C'est le vent du désert. La Congolaise dit :

- J'ai connu mon mari à cause d'un chien : je n'ai pas eu le coup de foudre.

Il y a des contrôles de police toutes les heures, en moyenne.

- Ce sont quoi ces espèces de palmiers?

- Des roniers. Ils se plaisent dans les terres sableuses. Il y  en a beaucoup en Afrique.

La Belge parle de deux officiers français venus à la tête d'une colonne pour conquérir le Sahel Sud. L'expédition avait peu de moyens, recruta des soldats sénégalais et bambaras, ne laissa sur son passage que villages rasés, populations mas­sacrées. Un militaire en désaccord rentre en France, les dénonce. Une mission d'enquêtes est envoyée. Les officiers continuent leur progression, sont rejoints, tuent le chef de la mission. Sombrant dans le délire, ils se proclament rois nègres. Ce qui est étrange, c'est que la nouvelle de Conrad, dont le film Apocalypse Now est tiré, se passe en Afrique. Je dis :

- Où sont-ils enterrés?

- Sur la route de Zinder. Les Nigériens les ont baptisés : Sara-Sara.

Je veux voir ces tombes. Il faut prendre une photo. La Congolaise dit :

-Tu n'as pas peur des esprits?

Le terrain est lunaire. Le sable soulevé est si abondant qu'on se croirait dans la brume.

A Kodaga Haoussa, je dis:

 -C'est quoi la forêt vierge?

 - Il y a deux étages de végétation. On ne voit pas le ciel.

- Où est-ce qu'on la trouve?

-Au Congo; au Zaïre. Il faut frayer son chemin; on transpire à grosses gouttes.

Le dialecte de la Congolaise est le lingala.

- C'est une langue très poétique. Beaucoup de peuples africains chantent en lingala, même s'ils ne le comprennent pas.

La Belge dit :

- Est-ce qu'elle est particulièrement adaptée pour certaines matières? Par exemple en esquimau, il y a neuf mots pour désigner la neige.

Parfois, nous croisons des troupeaux de chameaux, des moutons. A Gudon Alkali, nous avalons des sandwiches. Je demande aux Nigériennes ce que signifie Sara-Sara.

- Nassara signifie l'homme blanc.

- Et Sara?

- Couper, trancher à la hache.

I1 est 15 h 15 à Maradi. Une pancarte indique: « Halte à l'affairisme des agents de l'Etat » Une autre : « Liberté, Responsabilité, Dignité. » Le président du Niger

- Seyni Kountché  est dans la région. Il veut nous rencontrer. Nous nous garons en ligne.

J'aperçois une lépreuse, avec un trou au milieu du visage, des dents dans tous les sens. Où est Dieu? J'achète des biscottes et une bouteille d'eau de Vittel à dix francs. Je reviens à la voiture. La Belge dit :

- C'est la lèpre?

Elle montre la femme avec le trou au milieu du visage. La Congolaise dit:

-Je ne crois pas. La lèpre commence par attaquer les membres, pas le nez. La lèpre se soigne désormais. Les léproseries à Brazzaville ne servent plus qu'au dépistage.

Un type passe en vélo avec un plateau de fruits sur sa selle, Des Peuhles déambulent avec d'énormes anneaux aux oreilles qui symbolisent leur situation : célibataire, mariée, nombre d'enfants, etc. Nous longeons la librairie papeterie évangélique. Fanta avait rendez-vous avec son cousin, lequel avait rendez­vous avec la Congolaise. Sherif (le cousin) est en djellaba blanche avec sur la tête une chéchia rouge. La Congolaise importera de la viande, lui du bois. « L'unité nationale est la convergence des volontés N. La Belge dit :

- J'ai du piment sous les ongles? Qu'est-ce que je dois faire?

- Mets du charbon de bois pendant une demi-heure. Nous nous arrêtons dans une sorte de cirque de collines sableuses. Je lave une petite culotte dans une des assiettes. Clémence de Dieu, alertée, hurle :

- On n'est pas là pour bouffer le cul des gens.

- Mais je l'ai rincée.

Le ton monte. Je rentre écrire dans le camion pendant qu'on prépare le feu. La Béninoise avec laquelle je suis en froid s'approche. Elle dit :

- Si tu veux, on a organisé une douche dans la voiture de la Côte-d'Ivoire. Viens.

L'Antillaise a improvisé en fermant les portes de l'estafette une espèce de salle de bains. Il y a des bouteilles d'eau, du .savon, une serviette. Dans la nuit, un harmattan à décorner les zébus se lève en rafales. Le sable rouge déferle. La Belge a dit

- On ne peut penser à rien de ce qu'on a laissé. La Congolaise a dit:

- Si. Je pense à mes enfants.

 J'ai dit :

 - Oui, on ne sait plus qui on est. La lune est en croissant.

   

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